La signification du quilisma dans le répertoire grégorien

Récemment, dans le groupe vieux-romain, a été présenté par Dominique Gatté un texte de Luca Ricossa se référant à Jérôme de Moravie (dernier tiers du 13e siècle). En voici des extraits.

« Le musicien, face à la musique ancienne, sait que la partition ne dit pas tout, et qu’une bonne interprétation doit tenir compte des ornements, des diminutions et d’autres types d’improvisation. Cette praxis est connue dans la tradition orale byzantine sous le nom d'exégèse. […] Une partition notée est rarement chantée comme elle est écrite.

Dans le premier exemple, continue le texte, nous allons entendre un psalmiste de Constantinople, Constantin Pringos, interpréter une partition du XIXe siècle de Petros Lambadarios.

[...] Certains neumes clairement ornementaux tels l’oriscus (correspondant au grec hyporrhoi) ou le quilisma (correspondant à différents neumes byzantins, comme anatrichisma, kylisma, thematismos, tromikon...) sont considérés [à tort, aujourd’hui] comme des notes ordinaires ayant une inaltérable fonction de référence.

[...] [Jérôme de Moravie] décrit différentes sortes d'ornements du chant grégorien comme mordants et trilles (flores harmonici), une sorte de notes de passage et acciaccatura (remplissage de tierce, reverberatio) et d'autres procédés qui vont au-delà du donné de la partition liturgique. En pratique, ce qu'il décrit est très similaire à l'interprétation byzantine que nous venons d’entendre dans l'exemple 1.

[...] La question de l'origine [des chants vieux-romain et grégorien] devrait être réétudiée pour chaque pièce de chant, en tenant compte que la transmission inclut une part d’improvisation. »

L’auteur explique ensuite la vraie signification ornementale du quilisma et du pressus major grégoriens – il le fait en comparant des pièces de chant semblables, mais appartenant à d’autres répertoires liturgiques et musicaux.

* *

Les positions qui viennent d’être énoncées, diffèrent largement de l’enseignement de Dom Eugène Cardine tel qu’on se trouve dans sa Sémiologie grégorienne. (Cet ouvrage est disponible sur le site Musicologie médiévale.) Voyons comment le moine a raisonné.

La science, qui est la connaissance par les causes, procède toujours du connu vers le moins connu. Dom Cardine a donc été chercher la signification du quilisma grégorien dans les manuscrits les plus anciens du répertoire grégorien – manuscrits qui transmettent ce qui a été légué par les premiers usagers du grégorien. Dom Cardine n’a pas été chercher la signification du quilisma dans le vieux-romain – celui-ci certes est plus ancien que le grégorien, mais sa notation est empruntée tardivement au grégorien. Il n’a pas été chercher dans un répertoire postérieur au grégorien ou étranger ou mal connu. Il n’a pas interrogé les théoriciens tardifs.

Ainsi, Dom Cardine a considéré les premiers manuscrits grégoriens des 10e et 11e siècles. Là, se trouvaient des systèmes d’écriture variés, mais précis et stables, cohérents en eux-mêmes et unanimes entre eux, malgré l’apparente diversité de leur témoignage. Les notateurs et les scribes, qui ont ensuite utilisé ces diverses notations, ont été très fidèles à en respecter chacune des nuances. De tout cela, les publications de Solesmes et les travaux effectués dans ce monastère en donnaient largement la preuve. Il suffit de parcourir le 1er volume de la Paléographie musicale comparant les multiples témoins du graduel Justus ut palma (1889), ou les trois grandes séries de tableaux recopiés durant les années précédant 1910 et 1934, et suivant 1948. Dom Cardine a plusieurs fois rappelé que les notateurs étaient en possession des signes nécessaires à la transcription des divers sons et nuances du grégorien. Si cela n’avait pas été le cas, les notateurs auraient inventé les signes indispensables à leur propos, comme on le fit, bien des siècles plus tard, pour transcrire, à l’aide de l’alphabet latin, les tons et les sons des langues slaves ou vietnamienne.

Bien sûr, il arrive que des scribes se trompent ou qu’ils oublient d’indiquer une précision. Il arrive aussi qu’une formule de cadence soit remplacée par une autre formule de cadence. Il arrive qu’il y ait un bref passage où les témoignages des manuscrits ne sont pas concordants. Il arrive que le contexte altère légèrement l’interprétation d’un signe. Toutefois, dans leur ensemble, les signes conservent leur signification.

Est-ce que cela veut dire que, dans le grégorien, tout est noté et que tout est quantifié ? Non bien sûr, il y a place pour du plus et du moins ; il y a place pour l’interprétation personnelle. Dom Cardine parlait de l’élasticité du grégorien, et il refusait tous les mensuralismes et les synthèses trop totalisantes. Il répétait toutefois que l’interprétation ne doit jamais contredire la notation.

Revenons à la neumatique grégorienne, en nous attachant seulement au quilisma. Dans les pages tirées de la Sémiologie grégorienne, que nous donnons plus loin, Dom Cardine prouve que le quilisma représente une note faible qui conduit à une note plus importante. Remarquons qu’au cours de son exposé, il donne l’exemple d’un quilisma dans un verset de style syllabique.

Est-il possible que le quilisma signifie autre chose qu’une note faible unique ? 1. La démonstration de Dom Cardine l’exclut absolument : une note faible conduisant à un degré plus important ne peut pas être le lieu d’une ornementation. 2. Dans un style syllabique (comme un verset), une ornementation n’a pas sa place.

* *

Nous étions partis de Jérôme de Moravie. On nous disait que, en se référant à des mélodies non grégoriennes, le quilisma en grégorien signifiait une ornementation non notée.

Nous répondons ceci. D’abord, il est contraire au bon sens que le non-noté soit plus sûr que le noté. Cela peut être le cas d’un témoignage décrivant un événement, alors que l’auteur cache et fausse la vérité, volontairement ou non. Les notateurs grégoriens, quant à eux, ont voulu transmettre avec fidélité le contenu du répertoire grégorien et éclairer le lecteur.

Si l’on met en avant la pratique, dans les partitions des 16e-18e siècles, des basses chiffrées que les interprètes savaient compléter avec précision, nous répondons que le procédé était tout à fait connu, et que souvent le compositeur notait chaque détail de l’accompagnement – alors que dans le grégorien, aucun témoignage ancien ne permet de songer à une ornementation : si l’ornementation dont nous venons de parler a existé, il est bien étonnant qu’elle n’ait pas laissé de traces dans les manuscrits.

En outre, si l’on concède qu’il y a eu au 13e siècle des interprétations du grégorien influencées par le chant byzantin, cette façon de faire n’était pas conforme à ce qui a été composé originellement. D’ailleurs de quel grégorien s’agit-il ?

Si l’on objecte enfin que le mot quilisma est d’origine grecque, nous répondons que, même si le signe et le nom du quilisma sont d’origine grecque, les notateurs grégoriens les ont empruntés dans un sens différent.

Le cas du chant vieux-romain est bien différent. Le vieux-romain préexiste au grégorien, il en est même le point de départ principal. Avec environ deux siècles de retard, il a emprunté sa notation à la notation grégorienne du centre et du sud de l’Italie. Il serait facile de monter des tableaux synoptiques dans le but de découvrir la signification de la notation utilisée dans ce répertoire. Ces tableaux seraient certes moins fiables que ceux du grégorien, dont les témoins sont beaucoup plus nombreux et davantage précis. Mais il y a fort à parier que ces tableaux donneraient le même résultat qu’en grégorien. D’une part à cause de la parenté étroite existant entre les répertoires vieux-romain et grégorien, et d’autre part à cause de l’emploi délibéré du système complet des signes grégoriens dont les chantres romains connaissaient pertinemment le sens.

Voici l’exposé simple et lumineux de Dom Eugène Cardine, pris de la Sémiologie grégorienne,











pp. 123-131.

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Replies

  • J'en profite également pour vous signaler que le document en haut de page  (l'explication de Dom Cardine tirée de "Sémiologie grégorienne) est flouté et qu'il n'est donc pas lisible. Pourriez-vous s'il vous plait m'en donner une copie afin que je puisse lire le texte?

  • Merci mon Père pour ces précisions. Cela me semblait logique qu'il faille chanter toutes les notes.

    Cette discussion me permet de vous poser la question suivante : en dehors des ouvrages écrits au XXème siècle sur le chant grégorien existe t'il des traités qui indiquent clairement comment interpréter le grégorien. Y a t'il par exemple des indications sur la manière de chanter le quillisma objet des discussions précédentes.

    « Le musicien, face à la musique ancienne, sait que la partition ne dit pas tout, et qu’une bonne interprétation doit tenir compte des ornements, des diminutions et d’autres types d’improvisation.

    Certes comme dans la musique traditionnelle (la musique bretonne par exemple ou le chant corse) la partition n'est qu'un repère, qu'un aide-mémoire pour retrouver la mélodie. Le reste étant libre (variantes rythmiques, variantes mélodiques).

    Mais en l'absence de sources sonores des siècles passés, face à une partition grégorienne comment savoir avec précision quelle est la plus juste manière d'interpréter non seulement ce qui est écrit, mais ce qui ne l'est pas?

    Dans l'interprétation monastique le quillisma n'est pas tremblé tandis que dans l'interprétation "orientalisante" il l'est me semble t'il. Alors, comment faire?

  • Cher Ami,

    Les répercussions sont une des merveilles du chant grégorien, qui s'est délecté dans les unissons.  A notre tour, sachons en tirez un parti de légèreté, de vie et de beauté.

    En latin, il existe des élisions. En chant grégorien, il  en existe pareillement. Cependant, hormis ces cas manifestes,  toutes les notes doivent être chantées et entendues.

    Amitiés,

    Père Guilmard

  • Mais alors que faudrait-il faire en pratique et pour chanter le grégorien tel qu'il est écrit : répercuter les notes et ne pas faire de liaisons sur l'oriscus et le pressus ou bien suivre scrupuleusement la méthode de Solesmes qui ne fait pas les répercutions et lie certaines notes?

    Est-il exact de dire que dans le grégorien toutes les notes sont chantées et entendues ou bien y a t'il des exceptions?

  • Les notateurs du chant grégorien ont voulu transmettre un donné qui leur tenait à coeur. Ils n’ont pas voulu nous confier des énigmes, des gnoses, des rébus. Beaucoup d’historiens de la musique ne comprennent pas cela qui est particulièrement manifeste dans le cas qui nous occupe. Ils préfèrent les arguments extrinsèques, ce qui est déjà une faute grave de méthode. La notation grégorienne se suffit à elle-même, sinon les notateurs ont manqué leur ouvrage.

    Si nous parlons de la pratique actuelle – pour autant que je le sache – il y a deux orientations principales. L’une qui dépend de la « méthode de Solesmes » et qui a du mal à faire les répercussions, que Dom Mocquereau acceptait en théorie et minimisait en pratique. L’autre se veut en dépendance de la Sémiologie de Dom Cardine, mais y est-elle fidèle ? On dit souvent : « Vive Dom Cardine ! », et l’on regarde ailleurs.

    Cette situation m’étonne. Le grégorien chanté en respectant la neumatique, c’est tellement beau. En outre, la notation des antiques manuscrits est tellement géniale de finesse et de précision.

    Père Guilmard

    10 03 2018

  • A propos de Dom Cardine je vous livre ici un texte que j'ai récemment découvert et qui semble contredire les méthodes et préconisations de Dom Cardine dans l'exécution du chant. Que faut-il penser de ce texte plus particulièrement du chapitre IV : Critique des conceptions grégoriennes de Dom Cardine"?

    http://pbillaud.fr/html/greg9.html#Annexe_4

    Le rythme grégorien d’après les manuscrits
    Rythme du chant grégorien
  • Bonjour mon Père

    Je voudrais rebondir tout d'abord sur l'une des phrases du texte extrait de "sémiologie grégorienne" de Dom Cardine que vous avez mis en début de post avec le titre "la signification du quillisma". Il mentionne donc ceci : "Il répétait toutefois que l’interprétation ne doit jamais contredire la notation".

    Cette affirmation est très intéressante car il semble qu'elle ne soit pas du tout appliqué dans le chant grégorien à l'heure actuelle. En effet s'il est exacte de dire que dans le grégorien toutes les notes sont chantées alors pourquoi dans la plupart des enregistrements récents ou moins récents de Solesmes, Fontgombault et Ligugé (pour ne citer qu'eux), pourquoi dans les schola paroissiales ou l'on chante du grégorien, pourquoi donc invariablement des notes sont "mangées "(ou liées) telles que l'Oriscus, le Pressus : ici systématiquement le punctum est chanté lié avec la clivis; pourquoi aucune répercutions n'est faite sur les distropha, tristropha entre autre?

    L'argument principal qui préconise cette interprétation au motif de simplifier les choses vis-à-vis des gens peu exercés ne favoriserait-il pas la notion de "loi du moindre effort" qui prévaut trop souvent dans certaines schola ou chorales pour toujours aller au plus simple.

    Puisque nous parlons du quillisma, comme ornementation, j'avais entendu dire que cette note doit être "tremblée". Force est de constater qu'à longueurs d'enregistrements nous n'entendons pas ce tremblement de la voix sur cette ornementation.

    Merci d'avance pour votre éclairage à ce sujet

  • Dom Guilmard  a dit

    2. La démonstration de Dom Cardine s’appuie sur les manuscrits, alors que le témoignage d’Aurélien est celui d’un théoricien. On étudie la musique de Beethoven sur les partitions, non sur les écrits des musicologues. Dans le domaine que nous étudions, les meilleurs témoignages sont les témoignages intrinsèques et non pas les témoignages extrinsèques. Les écrits des théoriciens et les manuscrits diastématiques que vous invoquez, sont intéressants à titre de contre-épreuve, mais ils n’invalident pas la démonstration de Dom Cardine. S’ils l’invalident, j'aimerais qu'on me dise à quel moment Dom Cardine se trompe.

    Αγαπητέ Πάτερ Guilmard,

    the performance practice of Beethoven partitions (even autographes)  needs the theoretical work of a musicologist,  since scores reflect not only the ongoing comprehension of a notational stage (including the various fashions of performance from 19th c. to our days) of an earlier enviroment in general (and the perceived graphic representation of its practice), but also Beethoven’s own understanding of the relation between practice and notation. If we had the chance to record with modern European notation a singer of the first millenium, we would feel the need to record ornaments in a different number (and way) than those he would be aware of what is « ornament » (these are not problems that concerns only ethnomusicologists or even in the case of similar phenomena, Beethoven’s performance specialists). Because we will never have the chance to do this, one could try to record in score a melody of a different culture of the today and then to give to a friend to play it to an insider of this different culture. His reaction would be indicative (nothing more than this in the first level) about our performance limits and the degree of capabilties/validity of various  « démonstrations » (not only Dom Cardine’s one) of medieval chant.

    In general, it is also NOT OBVIOUS what consists of an intrisic element of « le domaine que nous étudions » and what is not. Theory writing, the « common » notation of an enviroment and/or the special notational signs of a single notator (or even a copist) - which collectivelly consists of « representational THEORIZINGS» -  are all the exploitable (and thus useful) product of specific preferences (agonies, or conditions of satisfaction if you prefer) in the level of an individual agent-notator or even in the level of a whole culture.  So, I don’t agree with  the exlusiveness of prepositions that partitions are useful PRACTICE and theoretical treatises are just «  intéressants à titre de contre-épreuve » pieces of THEORY. As a result, the state of awareness of the hierarchical (and thus, ideological) taxonomies of data (or narratives) as primary/secondary, as intriscic/extrisic etc. is not important only in understanding the medieval agents (theoreticians, scriptors etc.) of our domain, but also, about the methodological piorities of the agents of the research. Of equal importance as it becomes obvious from the whole disscussion above - as we live in « interdisciplinary approach » days - are also questions of the framework, like: what consists of a  « relative material » to exploit and to compare of?

    Έρρωσθε

  • Dear Father Guilmard,

    It seems that we cannot come closer together. That's not a disaster. I respect your position. I just wonder if the story is complete. Dom Cardine really did a great job with the introduction of his semiology. But in my view it is only the beginning. To appreciate the (musical) roots of our western civilisation on a deeper level a lot more study is necessary. Anyway I want to thank you for your discussion and kind attention.

  • Cher Geert,

    Nos deux positions ne sont assurément pas les mêmes, mais je vous remercie pour  la franchise et pour  l'amabilité qui vous avez montrées durant nos échanges.

    J'ajouterai seulement une remarque. Durant des siècles, et à travers toute l'Europe latine, le chant grégorien a été considéré par les "usagers" comme un chant sacré et donc intangible. C'est une chance pour nous, qui venons si longtemps après sa création : nous pouvons remonter jusqu'à la source. Cette situation est probablement un cas unique de toute l'histoire de la musique. Ce répertoire a été respecté avec la plus grande fidélité. C'est pour cela que, dans le cas du chant grégorien, les arguments qui valent pour les chants profanes ou pour l'ethnomusicologie, doivent être utilisés avec une grande prudence.

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