Solesmes et Lucca : La médiation scientifique de Raffaello Baralli dans la valorisation des manuscrits toscans (1900-1924)
Introduction : Un pont entre deux traditions
Au début du XXe siècle, l'entreprise scientifique de Solesmes pour la restauration du chant grégorien nécessite un accès privilégié aux manuscrits liturgiques européens. Dans ce contexte, la rencontre entre l'abbaye française et Raffaello Baralli, chanoine de Lucca, révèle comment se nouent les collaborations scientifiques internationales. Cette étude examine la manière dont Baralli devient l'intermédiaire indispensable entre Solesmes et le riche patrimoine manuscrit toscan, transformant les manuscrits de Lucca en sources documentaires de premier plan pour la musicologie naissante.
L'analyse de cette collaboration révèle les mécanismes par lesquels une institution monastique française parvient à mobiliser des ressources documentaires italiennes grâce à la médiation d'un érudit local. Elle illustre également comment les manuscrits de Lucca acquièrent une visibilité européenne grâce à leur intégration dans le projet scientifique solesmien.
Cette recherche s'appuie sur le travail fondamental de Gianluca Bocchino dont l'inventaire critique du Fondo Baralli (Archivio storico diocesano di Lucca, 2019) a révélé l'ampleur exceptionnelle de cette collaboration1. Son réordonnancement méticuleux des correspondances, études paléographiques et fragments manuscrits a permis d'en reconstituer les étapes avec une précision inédite, rendant accessible une documentation demeurée largement inconnue.
I. LA DÉCOUVERTE MUTUELLE : SOLESMES VU DE LUCCA
L'initiation de Baralli aux méthodes solesmiennes
La relation entre Baralli et Solesmes s'amorce vers 1898 lorsque le jeune ecclésiastique lucquois découvre les Mélodies grégoriennes de Joseph Pothier2. Cette lecture transforme sa perception du chant liturgique et l'oriente vers une approche scientifique inédite pour lui. Ses premiers opuscules, Destiamoci! (1900) et Due parole sui melismi gregoriani (1901), témoignent déjà de cette conversion intellectuelle vers "le retour au grégorien pur" et de sa compréhension du "mélisme grégorien comme expression naturelle et artistique des sentiments humains"3.
La correspondance qu'il engage avec Dom André Mocquereau en juin 1900 marque officiellement le début d'un partenariat qui durera près de vingt-quatre ans4. Dans sa première lettre du 16 juin 1900, Mocquereau encourage vivement son correspondant : "Je vous félicite de tout mon cœur d'entreprendre de sérieuses études grégoriennes, j'espère bien que nous en verrons le résultat un jour"5.
Cette initiation révèle l'efficacité des réseaux de diffusion intellectuelle de Solesmes. L'abbaye parvient à susciter des vocations scientifiques dans toute l'Europe grâce à ses publications, créant progressivement un réseau de correspondants locaux capables de faciliter ses recherches. Baralli incarne parfaitement cette figure du relais institutionnel : formé par les écrits de Solesmes, il devient rapidement son représentant officieux en Toscane.
L'assimilation et la diffusion de la méthode comparative
L'apprentissage de Baralli se caractérise par une assimilation remarquablement rapide des principes méthodologiques solesmiens. Ses premiers articles dans la Rassegna Gregoriana (1902-1903) témoignent de sa maîtrise des techniques comparatives et de sa capacité à les expliquer au public italien6. Cette série d'articles, intitulée "I benedettini di Solesmes e la restaurazione gregoriana", constitue la première présentation systématique de l'œuvre solesmienne en langue italienne7.
Dans ses notes personnelles, Baralli explicite cette approche révolutionnaire qu'il assimile totalement : "trattandosi di filologia musicale, di una lingua chiusa e morta, il metodo comparativo dei documenti più antichi s'imponeva da sé medesimo" ["s'agissant de philologie musicale, d'une langue close et morte, la méthode comparative des documents les plus anciens s'imposait d'elle-même"]8. Il comprend intuitivement que cette méthode, héritée de la philologie classique, doit s'adapter aux spécificités de la notation musicale : "La comparazione, perché dà buoni frutti ne esige la previa scelta e la classificazione. Questa classificazione dovea farsi a riguardo del merito intrinseco dei manoscritti, della loro età, della provenienza, delle scuole" ["La comparaison, pour donner de bons fruits, exige le choix préalable et la classification. Cette classification devait se faire en considération du mérite intrinsèque des manuscrits, de leur âge, de leur provenance, des écoles"]9.
Cette maîtrise méthodologique permet à Baralli de développer rapidement une expertise qui dépasse la simple assimilation. Dans ses écrits ultérieurs, notamment dans son article sur "L'Atelier di Solesmes ad Appuldurcombe-House", il témoigne d'une compréhension profonde des enjeux de la "filologia musicale" : il sait désormais appliquer concrètement les principes de classification qu'il a assimilés et les adapter aux spécificités du contexte musical italien. Baralli devient ainsi capable non seulement de maîtriser techniquement la méthode solesmienne, mais aussi de la transposer efficacement pour répondre aux besoins du public et des institutions musicales italiennes.
II. L'OUVERTURE DES ARCHIVES LUCQUOISES : BARALLI MÉDIATEUR
La mission photographique de 1904 : diplomatie et hospitalité
Le voyage de Dom Paul Blanchon et Dom Amand Ménager à Lucca en octobre 1904 constitue le moment décisif de la collaboration10. Baralli y joue un rôle triple : guide scientifique, facilitateur institutionnel et hôte généreux. Son accueil des moines français révèle sa compréhension de l'importance historique de cette mission pour la science liturgique. Comme le note Blanchon dans son journal : "Il veut absolument nous recevoir chez lui si nous consentons à accepter sa modeste hospitalité, et il a tout préparé dans ce but. Nous ne pouvons refuser et commençons de suite une vie commune très simple et tout à fait cordiale qui durera huit jours"11.
L'hospitalité offerte par Baralli contraste fortement avec l'hostilité du chapitre local. Blanchon observe que "Messieurs les chanoines de Lucca sont, à l'exception d'un seul" (Baralli), "les ennemis acharnés du chant grégorien ; ils tiennent à leur chant affreux de Pustet, et nos partisans : Baralli, leur confrère solesmien, quelques bénéficiers du Duomo, sont depuis plusieurs années l'objet de leurs persécutions"12. Cette situation révèle les tensions entre innovation scientifique et conservatisme institutionnel.
La négociation avec les autorités locales et l'excellence musicale de Baralli
La réussite de la mission photographique dépend largement de la diplomatie de Baralli auprès des autorités ecclésiastiques lucquoises. Il parvient à surmonter les réticences du bibliothécaire du chapitre qui impose aux moines de signer "la même déclaration qui nous était imposée dans les bibliothèques publiques : promesse de ne pas reproduire les photographies"13. Cette négociation révèle ses qualités de médiateur institutionnel.
Les soirées musicales organisées chez Baralli, avec enregistrements phonographiques, illustrent sa volonté de créer un climat de convivialité scientifique. Ces moments d'échange révèlent également sa maîtrise exceptionnelle du chant grégorien, reconnue par les moines de Solesmes eux-mêmes : "Quelques amateurs de chant grégorien se réunissent le soir chez Baralli : l'un d'eux a un phonographe et nous ne pouvons nous refuser à donner quelques échantillons du chant de Solesmes, bien que Baralli qui n'a jamais mis les pieds à Solesmes le chante mieux que nous"14.
Cette remarque saisissante de Blanchon témoigne de la qualité exceptionnelle de la formation autodidacte de Baralli et de sa maîtrise parfaite de la méthode solesmienne. Le Puer natus est, l'Alleluia, Veni Sancte Spiritus et plusieurs antiennes sont enregistrés sur trois rouleaux de phonographe, illustrant l'innovation technologique de ces échanges scientifiques. Le journal révèle également l'aspiration profonde de Baralli : "Baralli rêve de la vie bénédictine à Solesmes et plus d'une fois il nous déclare que s'il n'était retenu par des charges de famille il viendrait nous demander une place au monastère"15.
III. LES MANUSCRITS DE LUCCA DANS LA SCIENCE SOLESMIENNE
La richesse documentaire révélée
La campagne photographique de 1904 révèle l'exceptionnelle richesse des fonds manuscrits lucquois. Les manuscrits principaux documentés s'échelonnent du VIIIe au XIIIe siècle, incluant notamment l'Antiphonaire I-Lc 490 (VIIIe-IXe siècle), les manuscrits de Pontetetto S. Maria (XIIe siècle), et le prestigieux Codex 601 de Pozzeveri (XIIe siècle)16. Cette diversité temporelle et géographique transforme Lucca en observatoire privilégié pour l'étude comparative.
Un laboratoire paléographique
La facilité avec laquelle Baralli entreprend de telles études paléographiques s'explique par la richesse et la diversité des manuscrits conservés à Lucca. Au-delà des témoins locaux comme les manuscrits de Pontetetto S. Maria et de Pozzeveri, la bibliothèque capitulaire conserve divers types de notation qui ont certainement éveillés la curiosité de Baralli.
Le manuscrit I-Lc 605, lectionnaire de l'office du XIe siècle avec répons et antiennes en notation neumatique d'Italie Centrale, offrait à Baralli un exemple remarquable de la tradition italienne.
Le manuscrit I-Lc 606, missel de Lucca en notation similaire au 605, présente la particularité de contenir une notation proche de la bénéventaine comme aux Rameaux ou pour l'office des morts, permettant une comparaison directe entre diverses traditions notationnelles.
Plus remarquable encore, le manuscrit I-Lc 611, missel du Mans avec notation bretonne (type franco-bretonne à ductus du Maine), témoignait de la circulation des livres liturgiques entre la France et l'Italie et offrait à Baralli un point de comparaison avec les traditions neumatiques françaises. Cette diversité géographique des sources disponibles sur place explique sa capacité à développer rapidement une expertise comparative remarquée par Solesmes.
L'Antiphonaire I-Lc 490, datant des VIIIe-IXe siècles, représente l'un des documents les plus anciens étudiés par Solesmes. Sa notice marginale mentionnant une éclipse solaire en fait un témoin privilégié de l'organisation liturgique carolingienne17. Le Père Jacques-Marie Guilmard, dans son article "Origine de l'Office grégorien" publié dans Ecclesia Orans en 2006, souligne avec prudence l'ambiguïté qui demeure sur l'objet exact de cette datation, mais dans tous les cas, ce document témoigne de l'état avancé de l'organisation liturgique à la fin du VIIIe siècle18. Bien que dépourvu de notation musicale, ce manuscrit demeurait d'un intérêt paléographique considérable par son ancienneté et ses particularités liturgiques. Cette accumulation de témoins de traditions diverses dans un même lieu permettait à Baralli de mener ses recherches comparatives sans avoir besoin de voyager, préparant ainsi sa collaboration avec les méthodes solesmiennes.
Baralli contribue décisivement à cette valorisation en orientant les chercheurs vers les pièces les plus significatives. Sa connaissance intime des fonds locaux permet d'optimiser le temps limité de la mission photographique. Onze manuscrits lucquois sont ainsi photographiés par Solesmes, représentant une part significative des "6000 photographies couvrant environ 12000 pages de manuscrits" collectées durant l'ensemble de la mission italienne19.
Le Codex 601 : symbole de la collaboration et les découvertes parallèles
La publication du tome IX de la Paléographie Musicale à partir de 1905, entièrement consacré à l'Antiphonaire monastique de Lucques, XIIe siècle, Codex 601 de la bibliothèque capitulaire, constitue l'apothéose de cette collaboration20. Ce volume de plus de 300 pages représente la première monographie consacrée à un antiphonaire italien de rite romain (cursus monastique) dans la collection solesmienne, après les volumes V et VI déjà dédiés à l'antiphonaire ambrosien21.
Le choix de ce manuscrit et sa publication immédiate après le séjour de Baralli à Appuldurcombe (1905) révèlent l'impact direct de ses orientations scientifiques22. Aux yeux des moines de Solesmes du début du XXe siècle, le Codex 601 illustrait parfaitement l'adoption de la notation guidonienne et constituait un témoin exceptionnel de la tradition camaldule. Sa publication transformait un document local en référence européenne pour l'étude de l'évolution neumatique selon la perspective méthodologique solesmienne.
La dimension européenne de cette découverte se révèle grâce aux campagnes photographiques parallèles menées par Solesmes. Dans le même temps où Baralli facilitait l'accès aux manuscrits lucquois, Dom Maur Sablayrolles conduisait en Espagne sa mission photographique documentée dans son "Iter Hispanicum"23. Cette campagne espagnole, menée entre 1904 et 1906, permit une découverte remarquable qui confirma l'importance de la tradition camaldule révélée par Baralli.
À Tolède, Dom Sablayrolles, à la même période, photographia l'antiphonaire 48.14 (XIIe siècle), conservé dans la bibliothèque de la cathédrale mais d'origine italienne. Les moines de Solesmes découvrirent avec émerveillement que ce manuscrit était "non seulement apparenté, mais presque identique à celui de Lucques"24. L'introduction du tome IX note cette providence inattendue : "Même ordonnance des offices, même notation musicale, mêmes particularités liturgiques. Seule l'écriture diffère un peu"25.
Cette découverte confirma de manière éclatante l'origine camaldule du Codex 601 et révéla l'étendue géographique de cette tradition monastique. Les deux manuscrits, celui de Lucca étudié grâce à Baralli et celui de Tolède documenté par Sablayrolles, témoignent des liens entre les communautés camaldules d'Italie et leurs dépendances espagnoles, illustrant la circulation des livres liturgiques au XIIe siècle26.
Une lettre de Baralli à Dom Pierre de Puniet, rédacteur de la présentation du volume IX de la PM, conservée dans les archives paléographiques de Solesmes, témoigne de son expertise codicologique par sa description minutieuse de la reliure du manuscrit27.
IV. LES DÉCOUVERTES PARTAGÉES : APPULDURCOMBE ET LES INNOVATIONS
Le séjour décisif de 1905 et "The Atelier of Solesmes"
L'invitation de Baralli à Appuldurcombe en 1905 marque l'aboutissement de sa reconnaissance scientifique28. Ce séjour, qui débute le 7 août 190529, lui permet d'approfondir sa maîtrise des techniques comparatives dans le siège temporaire de la commission pontificale. L'accès privilégié aux collections photographiques solesmiennes transforme sa compréhension des traditions neumatiques européennes.
Cette résidence donne lieu à un témoignage exceptionnel : l'article "The Atelier of Solesmes at Appuldurcombe House, Isle of Wight, England", publié dans la revue américaine Church Music en 190630. Basé sur son séjour, cet article révèle les coulisses de la science grégorienne et décrit avec émerveillement l'organisation de l'atelier paléographique, insistant particulièrement sur l'importance cruciale du matériel photographique et de la technique des tableaux synoptiques développée par Dom Mocquereau.
La révélation des correspondances neumatiques
La découverte par Baralli des correspondances entre les traditions sangallienne et messine constitue l'apport scientifique majeur de cette collaboration. Son analyse révèle que les manuscrits de Laon, apparemment isolés, partagent en réalité le même système rythmique que les sources de Saint-Gall, mais exprimé par une désagrégation neumatique spécifique.
Dom Armand Ménager immortalise cette découverte dans le tome X de la Paléographie Musicale : "En 1905, Don Raffaello Barralli, de Luques, qui s'est acquis un renom bien mérité pour ses études musicales paléographiques, vint à Appuldurcombe [...] Un jour, il crut pouvoir affirmer qu'après nombre de comparaisons faites par lui, la clivis longue et le torculus long des manuscrits sangalliens correspondaient à des formes particulières de neumes dans celui de Laon. Le voile était soulevé"31.
Cette innovation méthodologique enrichit considérablement la compréhension solesmienne des traditions européennes. La reconnaissance officielle de cette découverte témoigne de l'intégration réussie de Baralli dans le cercle scientifique de l'abbaye.
La "Paleographia Musicalis" personnelle de Baralli
Parallèlement à ses activités de vulgarisation, Baralli développe sa propre Paleographia Musicalis, œuvre monumentale en seize volumes (1905-1919) qui témoigne de sa maîtrise progressive de la discipline32. Le volume VII se distingue comme un véritable "Trattato di paleografia musicale", où Baralli définit ainsi sa discipline : "La Paleografia musicale gregoriana tratta dell'antica notazione del canto liturgico romano (ed affini), cioè: la descrive e l'analizza, ne compara e ne classifica le forme, ne studia le trasformazioni secondo i tempi e i luoghi, ne investiga le origini, ne interpreta il significato melodico e ritmico" ["La Paléographie musicale grégorienne traite de l'ancienne notation du chant liturgique romain (et apparentés), c'est-à-dire : elle la décrit et l'analyse, en compare et en classifie les formes, en étudie les transformations selon les temps et les lieux, en recherche les origines, en interprète la signification mélodique et rythmique"]33.
Cette production révèle l'ampleur encyclopédique des intérêts de Baralli et son ambition de constituer une somme complète de la science paléographique musicale de son temps, anticipant sur les développements futurs de la sémiologie grégorienne contemporaine.
V. UNE ALLIANCE CRITIQUE : DÉFENSE DES MÉTHODES ET CONTESTATION DES COMPROMIS
Les polémiques scientifiques : défense des méthodes solesmiennes
La relation entre Baralli et Solesmes se caractérise également par sa fidélité active aux méthodes de l'abbaye. Les débats sur le mensuralisme révèlent sa capacité à défendre vigoureusement les positions solesmiennes contre leurs détracteurs34. À partir de 1905, Baralli s'engage dans une polémique fondamentale qui va marquer l'histoire de la musicologie médiévale, publiant dans la Rassegna Gregoriana de "longs et très profonds études et écrits", notamment ses fondamentales "Osservazioni sul mensuralismo nel canto gregoriano"35.
Il entreprend cette lutte scientifique "avec une expertise tout à fait particulière" contre le jésuite A. Dechevrens, directeur de la revue suisse Voix de Saint-Gall, et engage parallèlement une autre polémique scientifique majeure avec Peter Wagner, professeur à l'université de Fribourg, "autour de la notation messine"36.
La controverse sur l'élision avec Dom Jeannin (1911-1915)
Une polémique particulièrement révélatrice de la maturité scientifique de Baralli concerne la question de l'élision dans le chant grégorien. Dans des articles publiés dans la Rassegna Gregoriana en août-novembre 191137, Baralli défend la thèse selon laquelle l'élision ou la contraction vocalique doit être pratiquée dans l'exécution du chant grégorien lorsque deux voyelles identiques se rencontrent à la jonction de deux mots. Cette position s'appuie sur son expertise paléographique et son analyse minutieuse des manuscrits.
Dom Jules Jeannin, moine bénédictin de Sainte-Madeleine de Marseille (congrégation de Solesmes), qui entretient des divergences intellectuelles avec Dom Mocquereau notamment sur l'apport de l'ethnomusicologie orientale au chant grégorien, répond de manière détaillée dans un article magistral publié dans La Tribune de Saint-Gervais (novembre-décembre 1915)38. Intitulé "De l'élision dans la lecture et le chant de la prose latine au Moyen Age", cet article constitue une réfutation systématique et érudite des arguments de Baralli. Dom Jeannin établit un argument linguistique général : "Actuellement aucun peuple, à notre connaissance, ne fait l'élision en prose latine, même pour le cas de deux voyelles ou diphtongues identiques se rencontrant l'une à la fin d'un mot, l'autre au commencement du mot suivant"39.
Cette controverse révèle que Baralli peut défendre des positions audacieuses face aux critiques, même venant de spécialistes expérimentés, et que Dom Jeannin, malgré sa réfutation méticuleuse, traite Baralli avec le plus grand respect scientifique, témoignage de la reconnaissance dont jouit le chanoine lucquois. Cette polémique illustre la vitalité des débats scientifiques dans la musicologie grégorienne naissante, où des positions méthodologiques divergentes peuvent s'exprimer dans un cadre de discussion érudite.
Les tensions institutionnelles et la Commission pontificale
L'engagement de Baralli dans les débats de la Commission pontificale révèle les limites de son alignement sur les positions solesmiennes. Nommé consultore de la Commission pontificale pour l'édition vaticane40, il se trouve confronté aux tensions internes qui déchirent cette instance.
Les lettres de Dom Mocquereau durant la crise de 1905 témoignent de l'intensité des tensions : "Le 29 jour de St Pierre après avoir dit ma messe nous partons, via Firenze Milan Bale Paris etc [...] Je n'ai pas besoin de vous dire que tous nous sommes stupéfaits du résultat"41.
Le document le plus saisissant est une lettre que Baralli rédigea pour Pie X mais n'envoya jamais, datée du 5 octobre 190542. Cette confession passionnée dénonce les compromissions et témoigne de sa foi inébranlable dans la méthode solesmienne : "Beatissimo Padre, nella pubblicazione di un'edizione cosiffatta, io vedo compromessa la Santità Vostra: questa è la mia profonda convinzione" ["Très Saint-Père, dans la publication d'une édition de cette sorte, je vois compromise Votre Sainteté : c'est ma profonde conviction"]43. Cette prise de position révèle sa loyauté première envers les principes méthodologiques plutôt qu'envers les institutions.
VI. L'HÉRITAGE DE LA COLLABORATION : IMPACTS ET POSTÉRITÉ
La transformation du statut des manuscrits lucquois
La collaboration avec Solesmes transforme radicalement le statut des manuscrits de Lucca dans la science liturgique européenne. De sources locales méconnues, ils deviennent des références internationales citées dans toute l'Europe. Cette transformation révèle l'efficacité de la stratégie éditoriale solesmienne et l'importance du choix des médiateurs locaux.
La recherche systématique des fragments liturgiques entreprise par Baralli dans les archives administratives lucquoises témoigne de l'influence durable des méthodes solesmiennes. Ses 119 schèdes manuscrites décrivant les fragments grégoriens découverts dans divers fonds de l'Archivio di Stato révèlent l'extension géographique de la tradition liturgique locale44.
La formation d'un réseau scientifique international
La correspondance technique entre Baralli et Dom Gabriel Beyssac illustre la constitution progressive d'un réseau scientifique européen structuré autour des méthodes solesmiennes45. Ces échanges réguliers entre 1907 et 1909, notamment les consultations sur les manuscrits de Laon, transforment la recherche paléographique en entreprise collective transcendant les frontières nationales.
Les consultations dont fait l'objet Baralli auprès de la Bibliothèque Vaticane témoignent de sa reconnaissance comme spécialiste des sources italiennes46. Cette réputation découle directement de sa collaboration avec Solesmes et révèle l'efficacité de la formation reçue à Appuldurcombe.
L'audience pontificale et la reconnaissance institutionnelle
Le voyage de 1904 culmine avec une audience exceptionnelle accordée par Pie X à Dom Blanchon et Dom Ménager. Le journal de Blanchon livre un témoignage de première main sur les préoccupations liturgiques du Pape réformateur. Pie X exprime sa surprise devant l'ampleur de la collecte documentaire : "depuis deux mois plus de 9000 photographies avaient été expédiées à Appuldurcombe. Il répéta le chiffre avec un peu de surprise et parut content"47.
La vision pontificale révèle sa lucidité sur les temporalités ecclésiastiques : "Pazienza, nous allons faire une bonne édition et le Pape qui viendra après Nous la fera accepter de tous. Les choses de l'Église se font lentement : voyez le concile de Trente dont certains décrets n'ont pas encore été appliqués"48. Cette reconnaissance officielle cautionne définitivement la méthode comparative développée par Dom Mocquereau et adoptée par Baralli.
L'influence sur la musicologie italienne
L'œuvre de médiation de Baralli influence durablement le développement de la musicologie italienne. Ses articles dans la Rassegna Gregoriana forment une génération de chercheurs aux méthodes comparatives. Sa production monumentale, selon l'inventaire de Bocchino, comprend "sedici lavori di carattere per lo più paleografico musicale, più sessantadue articoli usciti sulla rivista 'Rassegna Gregoriana'" ["seize travaux de caractère pour la plupart paléographique musical, plus soixante-deux articles parus dans la revue Rassegna Gregoriana"]49 pour les travaux édités, révélant l'ampleur de son influence.
Cette influence révèle l'efficacité de la stratégie de Solesmes consistant à former des relais locaux plutôt qu'à imposer directement ses méthodes. Baralli incarne le succès de cette approche en devenant le principal vecteur de diffusion des innovations solesmiennes en Italie.
Conclusion : Un modèle de coopération scientifique internationale
L'analyse de la collaboration entre Solesmes et Raffaello Baralli autour des manuscrits de Lucca révèle un modèle exemplaire de coopération scientifique internationale. Cette alliance transcende les particularismes nationaux pour servir un objectif commun : la restauration authentique du chant grégorien fondée sur l'étude rigoureuse des sources historiques.
Le rôle de Baralli comme médiateur illustre l'importance des personnalités individuelles dans la constitution des réseaux scientifiques. Sa capacité à naviguer entre les exigences locales et les ambitions internationales facilite une collaboration qui enrichit mutuellement les partenaires. Solesmes accède aux trésors manuscrits toscans tandis que Lucca voit son patrimoine valorisé à l'échelle européenne.
Cette collaboration révèle également les mécanismes par lesquels une institution monastique parvient à étendre son influence scientifique. La stratégie de formation de correspondants locaux s'avère plus efficace que l'imposition directe de méthodes étrangères. Baralli, formé par les études solesmiennes mais enraciné dans son contexte toscan, incarne parfaitement cette synthèse créative.
Les débats et controverses qui ponctuent cette relation témoignent de sa dimension authentiquement scientifique. La capacité de Baralli à développer des positions personnelles, parfois divergentes du consensus solesmien, révèle une collaboration mature dépassant la simple transmission de savoirs. La controverse sur l'élision avec Dom Jeannin illustre particulièrement cette maturité : malgré leur désaccord, le respect mutuel prévaut et enrichit finalement la compréhension de la pratique vocale médiévale.
L'héritage de cette alliance dépasse largement ses résultats immédiats. La transformation des manuscrits de Lucca en références européennes trouve son illustration la plus remarquable dans la découverte parallèle du manuscrit camaldule de Tolède (48.14) par Dom Sablayrolles, qui révèle l'étendue géographique de cette tradition monastique et confirme l'importance de l'identification réalisée par Baralli. La formation d'un réseau scientifique international et l'influence sur le développement de la musicologie italienne constituent autant de legs durables de cette coopération. Comme l'écrit Gianluca Bocchino dans son inventaire critique, Baralli "a affronté les recherches paléographiques musicales" avec un engagement total dans cette aventure scientifique qui transforme à jamais la compréhension du chant grégorien50.
Notes
1 BOCCHINO, Gianluca, Raffaello Baralli principe dei paleografi musicali italiani. Studio critico ed inventario dell'archivio, Roma, Ministero per i Beni e le Attività Culturali e per il Turismo, Direzione Generale Archivi, 2019 (Pubblicazioni degli Archivi di Stato, Strumenti CIII).
2 BARALLI, Raffaello, in Enciclopedia Treccani, Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 5, Rome, Istituto dell'Enciclopedia Italiana, 1963, sub voce.
3 Ibid.
4 La correspondance entre Mocquereau et Baralli s'étend de 1900 à 1924, date du décès du chanoine lucquois. Voir BOCCHINO, Gianluca, Raffaello Baralli principe dei paleografi musicali italiani, Roma, Direzione Generale Archivi, 2019, p. 129.
5 Archivio storico diocesano di Lucca (ASDL), Fondo Baralli, Corrispondenza, b. 55, fasc. 38, lettre de Dom Mocquereau à Baralli du 16 juin 1900, cc. 310-311.
6 BARALLI, Raffaello, "I benedettini di Solesmes e la restaurazione gregoriana", Rassegna Gregoriana, I-II (1902-1903).
7 Les douze articles principaux de cette série constituent "la première présentation systématique de l'œuvre solesmienne en langue italienne". Voir BOCCHINO, op. cit., p. 19.
8 ASDL, Fondo Baralli, notes personnelles, cité par BOCCHINO, op. cit.
9 Ibid.
10 Dom Paul BLANCHON, "Premier voyage paléographique", Archives de Solesmes, 17 août - 14 décembre 1904.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Cette liste des manuscrits photographiés est établie d'après les archives de Solesmes et les données fournies dans BOCCHINO, op. cit.
17 Sur ce manuscrit exceptionnel, voir FROGER, Jacques (dom), "Le fragment de Lucques (fin du VIIIe siècle)", Études grégoriennes, t. XVIII, 1979.
18 GUILMARD, Jacques-Marie, "Origine de l'Office grégorien", Ecclesia Orans, 2006.
19 BLANCHON, "Premier voyage paléographique", op. cit., synthèse du 15 janvier 1906.
20 Paléographie Musicale, tome IX : Antiphonaire monastique de Lucques, XIIe siècle, Codex 601 de la bibliothèque capitulaire, Solesmes-Tournai, Desclée & Lefèbvre, 1906.
21 Paléographie Musicale, tome IX, introduction.
22 Le timing de cette publication immédiatement après le séjour de Baralli à Appuldurcombe (juillet-octobre 1905) révèle l'influence directe de ses travaux sur les choix éditoriaux de Solesmes.
23 SABLAYROLLES, Maur (dom), "À la Recherche des Manuscrits Grégoriens Espagnols. Iter Hispanicum", Sammelbände der Internationalen Musikgesellschaft, avril-juin 1910, pp. 209-230, et juillet-septembre 1910, pp. 419-435.
24 Paléographie Musicale, tome IX, introduction, p. XVII.
25 Ibid.
26 Cette correspondance entre les manuscrits de Lucca et de Tolède témoigne de la circulation des livres liturgiques camaldules et confirme l'importance de la médiation de Baralli pour l'identification de cette tradition monastique. Voir Paléographie Musicale, tome IX, pp. XVI-XVIII.
27 Cette lettre, conservée dans les classeurs photographiques du manuscrit 601 aux archives de Solesmes, témoigne de l'expertise codicologique de Baralli.
28 L'invitation résulte de la reconnaissance de ses compétences scientifiques. Voir BARALLI, Raffaello, in Enciclopedia Treccani, op. cit.
29 ASDL, Fondo Baralli, cité par BOCCHINO, op. cit., p. 54.
30 BARALLI, Raffaello, "The Atelier of Solesmes at Appuldurcombe House, Isle of Wight, England", Church Music, 1906, n°3, pp. 291-303 ; n°4, pp. 475-486.
31 MÉNAGER, Armand (dom), "Aperçu sur la notation du manuscrit 239 de Laon. Sa concordance avec les 'codices' rythmiques sangalliens", Paléographie Musicale, tome X, Paris, Desclée & Tournai, 1909, pp. 177-207 : 177.
32 ASDL, Fondo Baralli, Paleographia Musicalis, 16 volumes, 1905-1919, analysée par BOCCHINO, op. cit., pp. 24-25.
33 ASDL, Fondo Baralli, Paleographia Musicalis, volume VII, cité par BOCCHINO, op. cit.
34 Sur ces polémiques, voir BARALLI, Raffaello, in Enciclopedia Treccani, op. cit.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Articles de Baralli dans la Rassegna Gregoriana, août-novembre 1911, cités par JEANNIN, Jules (dom), "De l'élision dans la lecture et le chant de la prose latine au Moyen Age", La Tribune de Saint-Gervais, 20e année, n° 11-12, novembre-décembre 1915, p. 254.
38 JEANNIN, Jules (dom), "De l'élision dans la lecture et le chant de la prose latine au Moyen Age", La Tribune de Saint-Gervais, 20e année, n° 11-12, novembre-décembre 1915, pp. 254-261.
39 Ibid, p. 254.
40 Sur cette nomination, voir BARALLI, Raffaello, in Enciclopedia Treccani, op. cit.
41 ASDL, Fondo Baralli, Corrispondenza, b. 55, fasc. 38, lettre de Dom Mocquereau à Baralli du 7 juillet 1905, cc. 349-350.
42 ASDL, Fondo Baralli, lettre inédite à Pie X du 5 octobre 1905, citée par BOCCHINO, op. cit.
43 Ibid.
44 BOCCHINO, op. cit., p. 84 : "Fasc. cart. di cm 20,5x32, cc. 296-446; Contiene centodiciannove schede mss. di Baralli con descrizione dettagliata di frammenti di musica gregoriana ritrovati in fogli di guardia o coperte in diversi fondi dell'Archivio di Stato di Lucca".
45 Correspondances conservées aux ASDL, Fondo Baralli, analysées par BOCCHINO, op. cit., pp. 132-133.
46 Lettres de Franz Ehrle (14 mars 1907 et 8 juin 1909) confiant à Baralli des traductions de travaux d'Henry Marriot Bannister. ASDL, Fondo Baralli, cité par BOCCHINO, op. cit.
47 BLANCHON, "Premier voyage paléographique", op. cit., audience pontificale de novembre 1904.
48 Ibid.
49 BOCCHINO, op. cit., p. 16.
50 BOCCHINO, op. cit., p. 200.
Sources et bibliographie
Sources manuscrites
- Archivio storico diocesano di Lucca (ASDL), Fondo Baralli (non consulté directement pour notre étude, uniquement d'après l'étude de Gianluca Bocchino) :
- Correspondances avec Dom André Mocquereau (1900-1909), b. 55, fasc. 38
- Correspondances avec Dom Gabriel Beyssac (1907-1909)
- Paleographia Musicalis, 16 volumes manuscrits (1905-1919)
- Lettre inédite à Pie X (5 octobre 1905)
- Fragments liturgiques (119 schèdes), b. 1, fasc. 15-16
- Notes personnelles
- Biblioteca Capitolare Feliniana, Lucca : manuscrits liturgiques I-Lc 490, 600, 601, 602, 603, 605, 609, 611, 614, 628
- Archives de l'abbaye de Solesmes : Lettre de Baralli à Dom De Puniet
Sources imprimées et études
- BARALLI, Raffaello, Destiamoci!, Lucca, 1900
- ——, Due parole sui melismi gregoriani, Lucca, 1901
- ——, "I benedettini di Solesmes e la restaurazione gregoriana", Rassegna Gregoriana, I-II (1902-1903)
- ——, "The Atelier of Solesmes at Appuldurcombe House", Church Music, 1906
- ——, articles sur l'élision, Rassegna Gregoriana, août-novembre 1911
- BARALLI, Raffaello, in Enciclopedia Treccani, Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 5, Rome, 1963
- BLANCHON, Paul (dom), "Premier voyage paléographique", Archives de l'abbaye de Solesmes, 17 août - 14 décembre 1904
- BOCCHINO, Gianluca, Raffaello Baralli principe dei paleografi musicali italiani, Roma, Direzione Generale Archivi, 2019
- COMBE, Pierre (dom), Histoire de la restauration du chant grégorien d'après des documents inédits, Solesmes, 1969
- FROGER, Jacques (dom), "Le fragment de Lucques (fin du VIIIe siècle)", Études grégoriennes, t. XVIII, 1979
- GUILMARD, Jacques-Marie, "Origine de l'Office grégorien", Ecclesia Orans, 2006
- HUREL, Daniel-Odon, "Dom Jules Jeannin et dom Jean Parisot et la promotion et la sauvegarde des patrimoines liturgiques et musicaux d'Orient : enquête autour de la correspondance (1890-1920)", Revue des traditions musicales, n° 14, 2020, pp. 11-24
- JEANNIN, Jules (dom), "De l'élision dans la lecture et le chant de la prose latine au Moyen Age", La Tribune de Saint-Gervais, 1915
- MÉNAGER, Armand (dom), "Aperçu sur la notation du manuscrit 239 de Laon", Paléographie Musicale, tome X, 1909
- Paléographie Musicale, tome IX : Antiphonaire monastique de Lucques, Solesmes-Tournai, 1906
- SABLAYROLLES, Maur (dom), "À la Recherche des Manuscrits Grégoriens Espagnols. Iter Hispanicum", Sammelbände der Internationalen Musikgesellschaft, avril-juin 1910, pp. 209-230, et juillet-septembre 1910, pp. 419-435
Replies