Je viens de terminer la lecture d'un petit livre bien connu de vous tous je suppose. Il s'agit de "Notions sur la rythmique grégorienne" de Dom J. Gajard.
Je voudrais m'arrêter sur un point précis concernant l'interprétation de certains neumes et en l'occurence le Pressus, car certains propos me semblent contradictoires.
Page 43, Dom Gajard indique formellement que le pressus est constitué de 3 neumes (deux notes identiques et une différente) mais que je le cite "A Solesmes, nous pensons que le pressus, comme tel, est un son unique et double et non la succession de trois sons répercutés. Il semble bien que ce soit là la vraie théorie du pressus". Donc pour résumer il y a 3 notes mais on n'en chante que 2.
Page 49 Dom Gajard aborde la question de certains neumes spéciaux notamment les strophicus que sont la distropha et la tristropha en précisant bien que je le cite encore: "en réalité, si l'on s'en tenait aux règles de l'âge d'or du grégorien, il faudrait répercuter (répercutions légère et douce) chacune des notes du strophicus.
Ce sont précisément ces deux contradictions qui me dérangent et qui ne semblent pas logique : pourquoi fusionner les sons du pressus (3 notes écrites mais deux chantées) et pourquoi dissocier les 2 ou 3 notes identiques des distropha et tristropha?
Imagions de transposer cette curieuse manière de faire (la répercutions des notes étant elle logique et cohérente) avec un texte : j'ai 3 mots écrits mais je n'en prononce que 2...
Je ne comprend toujours pas pourquoi la méthode de Solesmes n'a pas voulu établir dès le départ une seule règle (qui aurait pour avantage de mettre tout le monde d'accord et d'éviter des discussions du genre " répercute ou répercute pas, liaison du pressus ou pas liaison". Règle qui serait basée il me semble sur la logique musicale qui veut que chaque note écrite soit chantée, de même que chaque mot d'une phrase est prononcé.
Autre question concernant le pressus ou donc les deux notes similaires sont liées dans l'interprétation.Si selon Dom Gajard on devrait s'en tenir aux règles de l'âge d'or du grégorien, il faudrait donc admettre qu'au Moyen-Age le signe musical de liaison des notes existait en pratique et sur les manuscrits du répertoire grégorien. Est-ce exact?
Autant d'interrogations qui me laissent perplexe et songeur...du coup avec ma chorale lorsque nous chantons le grégorien j'ai pris le parti d'être logique (ou alors je fait fausse route) et de ne pas suivre sur ce point (la question de la liaison du pressus) les indications de Solesmes. Pas plus que sur le dernier mot de l'Ave Regina Caelorum je ne chante "ex-o-ra" mais "ex-o-o-ra". Puisqu'il y a bien deux meumes sur le O, là encore pourquoi n'en chanter qu'un???
Replies
Revenant faire un tour sur cette discussion d'il y a 4 ans, j'ai depuis approfondi toutes ces questions notamment en lisant pas mal d'ouvrage et grâce aussi aux interventions de Luca Ricossa (l'écoute plusieurs fois répété des 5 émissions "la restauration grégorienne" m'a énormément ouvert les yeux sur pas mal de choses).
Et je suis heureux de dire qu'aujourd'hui je pourrai modifier en grande partie mon commentaire du 16 mai 2018 ! J'ai la chance de pouvoir pratiquer le grégorien dans le cadre liturgique avec deux esthétiques différentes : la méthode de Solesmes et une interprétation plus vivante et plus conforme à ce que nous disent les traités médiévaux par exemple. Ayant engrangé depuis 2018 un certain nombre de connaissances et étant débarassé d'un grand nombre "d'idées toutes faites" ou de l'esclavage de l'esthétique post-romantique et d'un solfège grégorien très orienté, j'admets aujourd'hui beaucoup plus de choses.
Comme quoi ce genre de discussion s'avère vraiment très interessante et je remercie l'ensemble des intervenants pour ce débat instructif.
Justement l'autre jour je suis tombé sur votre document que j'ai téléchargé sur le site Academia. Mais il est en anglais et je ne maîtrise pas du tout la langue. L'auriez-vous traduit en français. Je le lirai avec grand intérêt !
Ricossa said:
Antonio Thomas said:
The musico-logical conclusion is that such passages either are corrupt in the written tradition or else represent motifs that are flexible.
Not only does nuanced arrhythm contravene both the fundamental doctrine of 1:2 and the definition of rhythmus according to the Art of Musica dating from before Aristides Quintilian till after Guido of Arezzo. It is fundamentally impossible to transmit across multiple generations in an oral-dominant tradition, for the reasons outlined in Vollaerts' appendix. It requires a transmissional paradigm in which the written notation is absolutely paramount in performance, to keep the human instinct from deviating toward its natural tendencies. Nor can it ever explain the incredible melodic structural and formulaic consistency between Gregorian and Old Roman melodies, or even between Gregorian/Roman and Ambrosian antiphons.
Why, then, would you hold to a manifestly and provably erroneous view of the chant, which suffers so many discrepancies in its performance practice contrary to, well, the entire theory and cultural context of the first millennium, to every known aspect of structural melodics, and even to reason (ratio) itself?
C'est en chantant que le grégorien prend forme. Le soliste fait comme il veut, le maître de choeur aussi. Il faut se poser les bonnes questions: à quel moment dans la liturgie, le texte, la phrase latine, les accents, etc.
Ensuite examiner les notation, les neumes. Peu à peu une façon de chanter apparaît.
Il faut du temps, de la patience. Les longs débats sont insatisfaisants.
Diriger un choeur apprend la patience et l'obstination.
Mais l'émerveillement est toujours lå.
La première constatation en ce qui concerne la distinction entre pes carré et pes rond, c'est que d'autres notations ne font pas du tout cette distinction, ou d'autres beaucoup plus rarement...
C'est aussi le constat que, entre deux manuscrits de la même notation (et parfois du même monastère tel saint-gall), les mêmes passages sont parfois "pes ronds" chez les uns et "pes carrés" chez les autres.
C'est encore le constat que des passages identiques dans deux chants distincts du même manuscrit sont parfois avec pes rond dans un chant et pes carré dans l'autre...
(mêmes constats avec les clivis, ou les climacus, scandicus, etc.)
D'où la conclusion logique que la distinction est dans l'information de nuances agogiques et pas dans des durées de proportion fixe 1+1 =2.
A noter en passant que le "veluti metricis pedibus cantilena plaudatur" a toujours été utilisé par Mocquereau/Gajard, dans le contexte du rythme libre musical...
Eh bien moi c'est l'inverse : je prendrais la fuite si on voulait m'imposer telle ou telle manière de la famllle mensuraliste...
La manière de Solesmes, tout en étant susceptible de progrès (la sémiologie a pu y contribuer), est très scientifique, très respectueuse des manuscrits, très respectueuse du style verbal et oratoire latin, et aussi la plus musicale et encore davantage la plus contemplative. J'ose en témoigner après plusieurs dizaines d'années passées à étudier le grégorien dans ses sources, et à le pratiquer liturgiquement (Dans le domaine de la pratique quotidienne, contrairement à l'avis d'un autre participant à la discussion, je peux aussi témoigner que le succès de Solesmes n'est pas dû à la facilité : "chanter comme à Solesmes", c'était au moins 5 ans d'études, et, par la suite, un nombre indéterminé d'années de perfectionnement... la manière de Solesmes ce n'est pas mettre bout-à-bout des notes égales).
Au reste, il y a vraiment aucun risque qu'une autorité imposera jamais une manière unique de chanter (je ne parle pas ici des restitutions mélodiques et du choix des notations qui vont de pair)...
Visiblement mes propos sont mal compris alors je vais m'expliquer : bien que je m'intéresse beaucoup au chant grégorien : son histoire, son interprétation, sa technique je n'en suis pas un spécialiste vous l'aurez tous compris. Si je suis venu sur ce forum c'est pour m'instruire et échanger autour du chant grégorien. Je cherche à comprendre pour apprendre et faire comprendre aux autres (mes choristes notamment).
J'apprécie beaucoup l'interprétation monastique (Solesmes ou autre d'ailleurs je ne fait pas une fixette sur Solesmes) depuis toujours, je la trouve très paisible, propice au recueillement et à la méditation. Je trouve à titre personnel (mais je ne pense pas être le seul loin de là) cette interprétation plus cohérente dans le cadre de la liturgie que d'autres plus "orientalisante" et dont l'authenticité reste à prouver il me semble, c'est tout !
Je dirige une petite chorale liturgique qui entre autre chante du grégorien et comme je n'ai qu'une seule "référence d'interprétation" (celle des moines) je m'applique a essayer de suivre cette méthode. Je n'ai pas le temps de me perdre en conjecture et à "tester" plusieurs méthodes, pas plus que je n'ai le temps de faire le tour de toutes les bibliothèques de France pour aller à la recherche des écrits du passé, sachant que je n'ai pas assez de compétences et de connaissances pour les décrypter correctement, même si j'en convient ce travail de recherche a son intérêt et son utilité pour aborder un tel répertoire si particulier.
Je me pose aussi de sérieuses questions sur le bien fondée de la volonté de certains laïcs à vouloir absolument chanter le grégorien comme au Moyen-Age, à être 100% authentique : malgré les études, les documents, les traités qui sur ce forum peu garantir à 100% qu'on peut aujourd'hui au XXIème siècle chanter le grégorien exactement comme au Moyen-Age?
J'essaye simplement d'être logique et de comprendre pourquoi la méthode préconisée par Solesmes semble parfois contredire la notation (autrement que par simple soucis de simplifier les choses pour les chorales paroissiales). N'ayant pas encore eu la chance de participer à des stages de chant grégorien je ne peux dans ma recherche que me fier à des tas d'ouvrages que j'ai lu ici et là, ouvrages qui soit dit en passant se contredisent souvent, tout comme certains commentaires sur ce forum. Alors dans ce cas qui croire, qui suivre quand on chante le grégorien dans le cadre de la liturgie?
Autre réflexion : je m’aperçois qu'on ne cesse de se diviser (sur ce forum comme ailleurs) depuis des lustres sur la question de l'interprétation du grégorien. Or si L'Eglise notamment par la voix de St Pie X puis plus tard du Concile Vatican II a pris la peine de nommer clairement le chant grégorien "chant propre de l'Eglise catholique" et qu'une réforme de ce chant a été entreprise fin XIXème pour que tous puisse le chanter de la même manière ou suivant un même modèle(sans doute pour en renforcer son caractère universel) pourquoi encore aujourd'hui se chamaille t'on sur la question de la bonne ou mauvaise interprétation: grégorien monastique contre grégorien "orientalisant" ou "médiéval".
Soyons clairs et logiques : de deux choses l'une soit la réforme de Solesmes et l'interprétation actuelle est complètement inappropriée et contradictoire par rapport aux manuscrits médiévaux et dans ce cas il faut remettre les choses à plat en chantant le grégorien "comme au Moyen-Age" puisque apparemment c'est possible. Soit la réforme de Solesmes est bonne et si dans sa méthode il y a des petites erreurs, on les corrige et voilà.
Ou alors, on admet que le chant grégorien de part son caractère populaire et de tradition orale peut avoir suivant les lieux et les cas plusieurs interprétations possible : grégorien "façon Solesmes" pour les moines et moniales, grégorien "façon plain-chant musical" pour les paroisses et grégorien façon "Chantres du Thoronet ou ensemble Organum" pour les ensemble vocaux de laïcs qui font des concerts et produisent des CD.
Quoi qu'il en soit il serait bon une bonne fois pour toute de mettre un peu d'ordre et d'unité dans tout ça sous peine de voir et entendre ad vitam aeternam des "querelles de clochers" entre partisans ou détracteurs de Solesmes, de Dom Gajard, De Dom Cardine, de Dom Moquereau, de Van Biezen, des mensuralistes et j'en passe.
Et surtout il serait tant que tous ceux qui étudient aujourd'hui le chant grégorien qu'ils soient moines, prêtres ou laïcs pensent un peu aux petites chorales paroissiales qui aimeraient simplement loin de tout ça, chanter de leur mieux le grégorien avec des explications claires, nettes et simples...
Puisqu'il est question de Dom Moquereau, il faut quand même dire que son erreur fondamentale, malheureusement suivie par Solesmes et tant d'autres abbayes et ensembles, est d'avoir énoncé que "toutes les notes sont égales". C'est une énormité, ne serait-ce que déjà par le nom des neumes, le terme de brevis parle de lui-même; dans toute l'antiquité, dans la prosodie et la rythmique, les notions de longue et de brève comme celle d'accent sont dans le fondement même de la poésie et de la musique. De plus, toutes les traditions orales, y compris de ce qui restait de chant chrétien latin dans la première moitié du XXe siècle, font une telle distinction; le style en notes égales, ou style de Solesmes, donne ce côté planant où les mots mêmes sont dissous; en plus avec deux chœurs, on a un chant sans respiration, ce qui est hautement non spirituel. Tout le reste en découle, les pressus, les répercussions, le quirisma etc. sont en gros ignorés, et tout autre approche rejetée. Que les interprétations mensuralistes soient erronées n'entraîne en rien que celle de Solesmes soit correcte; Solesmes ne chante toujours pas vraiment d'après les neumes (ni les tenere, celeriter, pas plus que les brèves ne sont respectés, ou très rarement, sans parler d'un véritable dessin neumatique), mais chante suivant les notes. Pourquoi la "méthode de Solesmes" a si bien réussi? Parce que c'est la plus simple; toutes les notes étant égales, il suffit de connaître le solfège et de chanter note par note; ce qui enlève tout sens, toute mélodie, toute musicalité. Que le chœur de Solesmes, que nous avons redécouvert à l'occasion des Journées Cardine à l'Abbaye, chante avec ferveur et que ce soit "priant" (en particulier la psalmodie, dans son style propre, est très belle), là n'est pas le problème: il reste que pour une authenticité, ça ne tient pas du tout. Posez-vous la question: pourquoi a-t-on jusqu'à 7 signes (neumes) différents là où Solesmes ne voit qu'une même note et ne met et ne chante qu'un même petit carré; pourquoi les chantres et les scribes anciens se seraient-ils ainsi cassé la tête et les yeux si c'était toujours une simple note?
A propos de votre commentaire, je partage votre questionnement : pourquoi a-t-on 7 signes (neumes) différents là ou Solesmes ne voit qu'une même note et qu'une même valeure de note. En effet, par exemple s'agissant du climacus, je pense que si les notateurs du XIIIème siècle ont pris la peine de faire des notes losangées ce n'est pas seulement parce que la plume s'incline. Pour moi le fait que la virga est une hampe, qu'il y ai des notes losangés et les autres carrées, signifient bien que ces notes ont des valeurs rythmiques différentes. Est-ce que je me trompe?
Et j'aimerai avoir des précisions sur cette notion du "temps premier indivisible" si cher à Solesmes (du moins Dom Moquereau et Gajard). D'après la méthode de Solesmes, ce temps premier (traduit pour eux par une croche) ne peut pas se diviser mais se multiplier (la croche devient une noire avec le point-mora). Mais si une note peut multiplier sa valeure, pourquoi ne pourrait-elle pas la diviser?
Avec le recul de 4 ans depuis votre commentaire, je peut dire aujourd'hui que je suis totalement en accord avec vous !
Je pense que la méthode de Solesmes n'aurait pas vu le jour sous sa forme actuelle (encore que comme vous et d'autres le disent - où bien en écoutant des enregistrements, cette méthode n'a jamais été vraiment appliquée à Solesmes) si d'une part l'esthétique romantique n'avait pas fortement influencée cette méthode, et si d'autre part le Motu proprio de St Pie X n'avait pas défini dorénanvant le chant grégorien comme chant de choeur pour des pièces comme les traits, graduels et alleluia.
Vous dites que si la méthode de Solesmes a réussi c'est parce que c'est la plus simple. J'irai plus loin aujourd'hui en disant qu'elle est simpliste : nier la notion de longue et brève, nier le carractère du pressus, des strophicus, ne pas faire les liquescences comme pourtant la méthode (du moins les propos de Dom Pothier et Moquerau) l'indiquent, donner ce côté planant au chant grégorien (ce qui a permis ce détournement par la tendance "new-âge" d'un groupe comme Grégorian), nier certains aspects mensuralistes du chant grégorien, décrédibilise à mon sens la position de Solesmes dans son entreprise de restauration du chant grégorien.
Comment Dom Moquerau peut-il dire qu'il a voulu "rechercher la pensée de nos pères, s'effacer devant leur interprétation authentique (???), soumettre humblement son jugement artistique au leur" alors qu'il a fait tout l'inverse et à sa suite Dom Gajard, en se contredisant formellement et en prenant justement le contre-pied des anciens? Le résultat de tout cela, appuyé par le motu proprio d'Avril 1904, c'est qu'aujourd'hui (et depuis 50 ans en fait) particulièrement dans les milieux traditionalsites, on est esclave de cette méthode et sous prétexte de pastorale on refuse tout argument musical et scientifique.
Dans le contexte écclésial actuel ou le chant grégorien est encore laissé au second plan, il me semble difficile de mettre la question de l'interprétation sur le haut de la pile. Pourtant, il faudra bien qu'un jour on prenne ce recul nécessaire sur la méthode de Solesmes pour sortir de ces querelles musicales. Je pense également qu'on ne pourra pas faire l'économie d'une réflexion sur le chant liturgique tant dans la forme que dans les choix esthétiques : comment un musicien respectueuse de la tradition peut-il admettre de chanter du chant médiéval avec une esthétique et un raisonnement post-romantique? Comment peut-on juger d'autorité privée de la qualité priante ou non d'un chant et de son carractère idoine pour la liturgie avec le seul critère d'une esthétique qui en plus ne correspond plus à notre époque (le romantisme ou post-romantisme)?