Vers un Antiphonale Triplex ? L'antiphonaire de Chiavenna en notation lotharingienne désormais en ligne
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Le projet Repertorium s'enrichit d'un nouveau trésor avec la mise en ligne d'un témoin exceptionnel : l'antiphonaire de Chiavenna en notation neumatique lotharingienne. Ces photographies centenaires, réalisées par l'atelier de Paléographie Musicale de Solesmes au début du XXe siècle, offrent enfin un accès libre à l'un des rares témoins de l'office en notation messine.
Un manuscrit rare et précieux
Conservé à l'église San Lorenzo de Chiavenna (Italie), cet antiphonaire du XIe siècle présente des caractéristiques uniques qui en font un témoin irremplaçable de la tradition liturgique médiévale. Le manuscrit compte 98 folios incomplets (215 x 155 mm) en notation messine (de Laon) avec un cursus cathédral, couvrant le temporal et sanctoral d'hiver et d'été.
Sa provenance géographique fascinante - probablement quelque part près de Chiavenna, où il est aujourd'hui conservé - explique la combinaison remarquable d'orthographes germaniques et italiennes que l'on y trouve, cohérente avec l'utilisation de neumes messins dans cette région frontalière.
L'importance de la notation lotharingienne
Alors que les témoins de la messe en notation messine/lotharingienne sont relativement nombreux (Laon, Reims, Troyes), les antiphonaires complets dans cette tradition sont exceptionnellement rares. La plupart des grands témoins de l'office nous sont parvenus en notation germanique comme à Saint-Gall avec le célèbre antiphonaire d'Hartker ou à Quedlinburg, ou le rare témoin en notation franque de la France du Nord qu'est l'antiphonaire du Mont-Renaud.
Cette rareté fait de l'antiphonaire de Chiavenna un document irremplaçable pour comprendre comment la tradition lotharingienne notait les mélodies de l'office et pour comparer les variantes mélodiques avec les autres familles neumatiques. Comme l'a montré Jacques Hourlier dans son étude fondamentale sur "Le domaine de la notation messine" (Revue grégorienne, 1951), cette famille neumatique avait une extension géographique considérable et des particularités techniques importantes.
Vers un Antiphonale Triplex : promesses et limites
L'accessibilité de ce manuscrit suscite naturellement l'intérêt de ceux qui rêvent d'appliquer la méthode du Graduale Triplex à l'antiphonaire. En effet, pourquoi ne pas enrichir nos éditions modernes de l'office avec les neumes lotharingiens de Chiavenna, comme le Graduale Triplex l'a fait avec succès pour la messe ?
Cependant, il convient d'être prudent dans cette démarche. Si l'antiphonaire de Chiavenna offre une notation lotharingienne au ductus de Côme du XIe siècle, il ne présente pas la richesse en lettres significatives et notes tyroniennes qui font la valeur exceptionnelle du Laon 239 pour le Graduale Triplex. Ces annotations (c = celeriter, t = tenere, a = augere, etc.) apportent des indications rythmiques et expressives irremplaçables que la seule forme des neumes ne peut transmettre.
L'antiphonaire de Chiavenna reste néanmoins précieux pour un projet d'Antiphonale Triplex, mais il faudrait l'envisager comme une source complémentaire plutôt que comme l'équivalent parfait du Laon 239 pour l'office. Il témoigne des formes mélodiques dans cette zone de contact entre tradition lotharingienne et pratiques d'Italie du Nord, et permet des comparaisons avec les autres familles neumatiques, même s'il n'offre pas le même niveau de précision rythmique et expressive.
Un patrimoine photographique centenaire préservé
La mise en ligne de ces photographies s'inscrit dans l'effort plus large du projet Repertorium pour rendre accessible le patrimoine musical médiéval. Ces clichés réalisés par les moines de Solesmes témoignent de cette extraordinaire entreprise de documentation systématique des manuscrits liturgiques médiévaux, initiée par Dom André Mocquereau et ses successeurs.
Le projet Repertorium prolonge ainsi magnifiquement cette tradition séculaire : d'abord la documentation photographique du début du XXe siècle, maintenant la mise en ligne numérique du XXIe siècle. Une belle continuité entre l'érudition monastique du siècle passé et les outils numériques contemporains.
Perspectives de recherche
Avec cette numérisation, les chercheurs disposent désormais d'un accès direct à ce témoin unique pour :
- Étudier les particularités graphiques de la notation lotharingienne au ductus de Côme pour l'office
- Comparer les variantes mélodiques avec les autres traditions neumatiques
- Analyser les spécificités géographiques de la notation dans cette zone frontalière entre mondes germanique et italien
- Travailler concrètement sur l'enrichissement neumatique des éditions modernes de l'office
L'antiphonaire de Chiavenna enrichit notre compréhension des échanges culturels et liturgiques de l'Europe du XIe siècle, particulièrement dans cette zone de contacts entre traditions latine, germanique et italienne. Sa mise en ligne constitue une contribution précieuse au patrimoine musical accessible et ouvre de nouvelles perspectives pour la recherche en musicologie médiévale.
Bibliographie :
BAROFFIO Giacomo, « Music writing styles in medieval Italy », in HAINES John, The calligraphy of medieval music, 2011.
BAROFFIO Giacomo, « Notazioni neumatiche (secoli IX-XIII) nell'italia settentrionale: inventario sommario », Aevum, 83 (2009), facs. 2.
HOURLIER Jacques, « Le domaine de la notation messine », Revue grégorienne 30 (1951), p. 96-113 et 150-158.
Ressources en ligne :
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