Les traditions romaine et grégorienne –
la portée du témoignage des manuscrits de vieux-romain

À propos des antiennes de sainte Agathe, une discussion a eu lieu avec notre ami Luca Ricossa, j’en profite pour donner quelques points de vue
personnels.

« PIÈCES RÉGULIÈRES »

Une pièce régulière est une pièce qui, dans un répertoire donné, est conforme à ce qui est d’usage ou « de règle »
dans l’ensemble de ce répertoire pour des pièces semblables. Le
critère a donc un caractère objectif.

CORRUPTION

« Qui corrompt quoi ? » Lorsque les mélodies de Glück ou de Beethoven sont corrigées par d’autres
qu’eux-mêmes, il y a corruption. Si c’est Berlioz qui rectifie
les négligences manifestes de Glück ou qui
ajoute
son génie à celui de Glück, on ne doit pas s’en plaindre. Si
c’est Habneck ou Fétis qui corrige Beethoven et les prétendues
fautes de ses symphonies, la corruption est inadmissible, et Berlioz
proteste.

On ne parle utilement de corruption du vieux-romain ou du grégorien qu’à l’intérieur de ces répertoires. Lorsque le
laisser-aller fait que les MI sont remplacés par des FA,
c’est une corruption spontanée. Lorsque des théoriciens en
chambre rectifient les mélodies selon leurs théories, c’est une
corruption volontaire. Voir le relèvement du début de l’antienne
« Nos qui vivimus » et d’autres exemples dans mon
article « Nécessité et limites... » dans « Ecclesia
orans » XVI, 1993/3, p. 504, article téléchargeable sur
le site :
www.gregofacsimil.net
.

Dans le cas du passage du vieux-romain au grégorien, il n’y a pas corruption, puisque le vieux-romain
est laissé intact et que le grégorien crée un nouveau répertoire.
La plupart des musiciens estiment que le grégorien est mieux réussi
et souvent plus homogène que le vieux-romain.

Je n’aurai pas la naïveté de croire que rien n’a changé dans le chant à Rome entre le 8e siècle et le temps de
l’apparition des (meilleurs) manuscrits romains (12e siècle). Il y
a eu des modification de textes, des additions ; de plus, les
manuscrits Cologny Bodmer C 74 et Londres BM add. 29988 contiennent
des contaminations. Cependant, j’ai montré, à propos des introïts
romains et d’une prétendue course tardive au deutérus, qu’on
n’avait aucune preuve de corruption volontaire des mélodies
présentes dans Vat. lat. 5319.
Voir mon étude citée plus haut
« Nécessité et limites... » pp. 427 ss. Ainsi,
comme le cas des introïts était l’énoncé le plus travaillé
dans ce domaine, on n’a pas encore une preuve que la mélodie
romaine et sa modalité ont été corrigées postérieurement à sa
création d’une façon volontaire et importante.

Quelle est la date de la corruption spontanée du demi-ton dont témoignent les manuscrits romains qui nous restent ? Certes, ces
manuscrits sont du 11e-13e siècles, mais, dans la tradition
grégorienne, on assiste au même processus qui semble démarrer
seulement au 11e siècle.

Le sens de l’évolution nous est parfois très clair – grâce, par exemple, à la neumatique et aux nombreux manuscrits sangalliens
datés. Dom Gajard a pu démontrer ceci : les cordes
psalmodiques que beaucoup de manuscrits médiévaux donnent à DO,
étaient primitivement (fin du 8e siècle) des cordes à SI (« Les
récitations modales des 3e et 4e mode... », dans « Études
grégoriennes » 1954/1, pp. 9ss.). Cette conclusion a le
mérite de préciser, sur ce point, ce que devait être à la fin du
8e siècle la mélodie romaine qui a servi de modèle au grégorien.
À la fin du 8e siècle, dans le contexte similaire du
vieux-romain, les cordes étaient elles aussi à SI – ce qui s’est
parfois maintenu sans changement jusqu’au 12e siècle, comme pour
le cas qui a été signalé de l’offertoire de saint Laurent.

À mi-chemin entre la corruption volontaire due à des théoriciens et la corruption spontanée, il y a place pour des corrections
de pièces difficiles
: par exemple, des antiennes en 8e
mode n’atteignant pas le DO aigu (cf. « Nos qui vivimus »
cité plus haut), ou bien des pièces peu faciles à chanter en
raison d’une alternance de bémol et de bécarre.

NORMALISATION

Je suis pleinement d’accord avec Luca Ricossa lorsque il laisse entendre que souvent le ROM n’est pas normalisé : « Dans
l’antiphonaire de St Pierre on a des pièces non normalisées.
C
omme l’antienne du Miserere du
vendredi, identique à celle du jeudi.

Si cette dernière finit sur ré et est attribuée au premier mode,
celle du vendredi termine sur mi et est attribuée au... sixième
mode ! » J’ai eu du mal à trouver dans le vieux-romain
l’exemple ici proposé, parce que
l’incipit des antiennes
n'était pas précisé (« Spiritu principali » et
« Spiritum rectum ») ni leurs références (Arch. de
Saint-Pierre 79 = Rom 1, ff. 52v et 53v, et Londres 29988 =
Rom 2, ff. 45, 46) : il s’agit d’antiennes pour le
psaume « Miserere ». Or, malgré un début commun, les
deux antiennes ne sont pas identiques. La seconde monte au SI, ce
qu’aucune antienne fériale non-alléluiatique du 1er mode ne
fait, et elle est semblable à d’autres antiennes données dans le
vieux-romain avec un 4e ton (cf. « Qui habitat »,
Rom 1, f° 49v). En outre, la seconde pièce ne comporte
pas une psalmodie de 6e mode, mais une psalmodie de 4e mode
conformément à ce que l’on trouve ailleurs. Le début, qui
diffère de Rom 2, est peut-être fautif ; peut-être
a-t-il été apparié à la première antienne ; la différence
psalmodique est celle du 4e ton, si ce n’est que le pes final
est mal noté (on lit FA-SOL, et il faudrait MI-FA), mais Rom 2
donne avec précision la differentia du 4e ton. La differentia
du 6e ton et celle du 4e sont identiques à une notre près
(FA/MI-FA). Le copiste a mal écrit, c’est tout.

REMPLACEMENTS

En parlant des antiennes de sainte Agathe, Luca Ricossa disait que « la version ROM que nous lisons maintenant n'est pas nécessairement
identique à celle du huitième siècle. » Je l’admets
volontiers. Mais, le discrédit est ainsi jeté sur le contenu de
documents authentiques, et, si l’on n’y prend garde, les dérives
sont à notre porte. Car cette dépréciation enlève toute barrière
à l’imagination qui peut inventer des théories irréalistes qu’on
tiendrait pour certaines. On doit évaluer avec honnêteté le
témoignage des manuscrits vieux-romains ; on ne se permettra de
les contredire que si le doute est fondé, en évitant de s’appuyer
sur de simples probabilités. On ne fait pas de l’histoire avec des
hypothèses, mais à l’aide de documents.

Dans le cas du répons « Petre amas me » qui a été évoqué, on peut certes discuter la pureté de la modalité de la version
romaine. Mais, il n’y a pas à s’appuyer sur cette pièce pour
parler de « remplacement », en sous-entendant que le
manuscrit Arch. de Saint-Pierre B 79 donne une version qui ne
serait plus celle qu’ont connue les compositeurs grégoriens de la
fin du 8e siècle. En l’espèce, l'affirmation doit être mise au
conditionnel, puisque l'on reconnaît que l'on ignore beaucoup de
choses – et puisque le cas est contestable. En effet, assurément
cette pièce comporte un passage que l’on peut classer en deutérus
plagal, mais comme plusieurs répons du 7e mode contiennent de
telles passages, il est tout naturel, en raison de sa finale à SOL,
de dire que ce répons appartient au 7e mode. C’est pourquoi Rom 2
(Londres BM 29988) donne la même version. On ne voit pas pour quel
motif les musiciens romains auraient « remplacé » la
finale MI par une finale SOL, créant ainsi une modalité qui, à
vos yeux, fait difficulté. En réalité, le grégorien a fait du
neuf à partir du vieux romain : il n’y pas corruption, mais
seulement normalisation modale dont est responsable le compositeur
grégorien. Dans mon article déjà plusieurs fois cité, je donne
des exemples grégoriens de normalisation ; on y constate aussi
que, dans le vieux-romain, il y a des singularités qui sont
certainement primitives.

On peut se reporter encore à cet article et au cas des deux introïts « Eduxit » (pp. 492-493). À Rome, malgré leurs
points communs, ces pièces sont l’une en 4e ton et l’autre en
6e. Le grégorien maintient le 4e ton à la première et donne le 7e
ton à la seconde, fournissant ainsi un exemple grégorien de
formules de deutérus plagal (placées à l’aigu) qui aboutissent
au sol du 7e mode.

Luca Ricossa a parlé, à juste titre, des interventions voulues et conscientes de maîtres théoriciens grégoriens. Cela suscite une
question. Ces maîtres apparaissent en Gaule au 9e siècle, et leurs
ouvrages nous sont conservés, mais qu’en était-il à Rome à la
même époque ? Au 9e ou au 10e siècle, y avait-il à Rome des
théoriciens qui se préoccupaient de changer la modalité des répons
– avec, dans le cas de « Petre amas me », un
savoir-faire contestable ?

LE CONTEXTE

L’historien du chant médiéval doit toujours préciser quelle est sa problématique personnelle, et dire dans quel contexte
se situent les pièces : quelle liturgie, quel répertoire,
quelle date ? On constate que souvent les musicologues parlent
des pièces grégoriennes d’une manière intemporelle, comme si les
débuts du grégorien n’appartenaient pas à l’histoire, et comme
si les pièces (telles qu’on les trouve dans les antiphonaires
anciens) pouvaient avoir une préhistoire mythique. Cela est vrai
pour les origines du vieux-romain, mais le corpus grégorien est
monolithique – ce que l’on trouve rarement à ce degré dans les
monuments de l’antiquité : dans tous les manuscrits de toutes
les époques et de tous les lieux, on constate (sauf les corruptions
ou les modifications occasionnelles, telle l’addition de la
Toussaint) même contexte liturgique, même texte, même mélodies,
même rythme (cf. l’article du Père
Cardine
« à
propos des formes possibles d’une figure neumatique... »,
dans Sacerdos et cantus gregoriani magister. Festschrift F. Haberl,
éd. F. A. Stein, Rastibonne, 1977, pp. 61-69
).
La création du grégorien a été réalisée à une date assez
précise, tant pour la Messe que pour l’Office, et la place du
doute y est réduite. Ce qui est antérieur au grégorien est donc du
8e siècle ou plus ancien ; ce qui est en dépendance du
grégorien date au plus tôt du 9e siècle.

AUTRES RÉPERTOIRES LITURGIQUES

Luca Ricossa regrettait que l'on ignore tout des liturgies de Pavie, de Cividale, d’Aquilée, de Turin, au VIIIe siècle. Comme lui, je le
regrette aussi. Cependant, comme je m’intéresse seulement au
grégorien et à son ancêtre romain, je m’en console très vite,
car le calendrier romain, les textes romains, les stations de Rome
etc. etc., tout est passé dans le grégorien, et le grégorien ne
contient rien qui ne vienne pas de la liturgie romaine, sauf quelques
additions dont il est facile de rendre raison, et sauf, bien sûr,
les mélodies. Mais même pour ce qui concerne ces mélodies, il est
remarquable que le texte, une large part de la structure musicale et
la fonction liturgique sont romains. Dans le grégorien, on ne voit
aucun vestige provenant de Pavie, de Cividale, d’Aquilée, de
Turin. Tout est romain, y compris bien de menus détails (par
exemple, trois graduels du 3e mode et tirés du psaume 9 pour
des Messes à Saint-Laurent-hors-les-murs – organisation inchangée
jusqu’à nos jours !). Le 8e siècle n’était pas un temps
d’échange liturgique aussi intense que certains auteurs l’ont
affirmé, et la manière dont le pape Hadrien a eu de peine à
envoyer un sacramentaire à Charlemagne est symptomatique (cf. aussi
la recherche d’un antiphonaire par Amalaire). Du côté du modèle
romain, l’Office avait un caractère largement local ; du côté
de la copie grégorienne, – Charlemagne l’a suffisamment répété
–, les Pépinides ont voulu imposer à leurs sujets la forme
romaine de la Messe et de l’Office. À l’origine, même saint
Martin n’a pas trouvé place dans la Messe grégorienne !

MILAN ET L’OCTOÉCHOS

Je ne suis pas spécialiste de la liturgie ambrosienne, mais si elle a beaucoup emprunté au grégorien – ainsi qu’on l’entend dire –
, et si même « Milan
ne connaît pas le système de huit modes », ses e
mprunts
au répertoire romano-franc sont marqués par l’octoéchos
,
puisque le grégorien a pour base ce système.

7 mars 2010, en la fête de saint Chrodgang, évêque de Metz

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